Retour sur ma première expérience de travail social en prison

Extrait de notes personnelles écrites en 2012-2013

Mes compétences de travailleur social, je ne les ai pas du tout apprises à l’école ou à l’université, mais à travers mes expériences de vie personnelles. D’ailleurs, mon vécu s’est répercuté dans ma personnalité et dans ma manière d’interagir. Cela m’a octroyé un habitus particulier que certains sont arrivés à reconnaître et à identifier, particulièrement chez les personnes présentant des difficultés sociales et des souffrances vives, notamment en prison.

Dès le début, j’ai toujours veillé à être intègre dans mon travail, sincère et fidèle à moi-même. Mais je n’ai pas fait d’effort, cette posture s’est imposée à moi naturellement. Et je pense que ce qu’on est se reflète dans notre attitude et dans nos comportements. Les personnes vraies, sincères, directes et sensibles sont particulièrement capables de le reconnaître ! Par un simple regard, on se comprend souvent entre « écorchés ». 

Pour revenir à mon travail social en prison, j’ai toujours regardé les personnes détenues dans les yeux. Je les écoute et réponds avec sincérité, en donnant mon avis et en prodiguant des conseils, mais sans jugement moral. C’est surtout le non-verbal et l’attitude qui facilitent le contact et qui permettent d’établir de bonnes relations.

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Un jour de 2012, j’ai eu un entretien de suivi avec un jeune suisse d’origine kosovare, que je voyais pour la première fois. Il avait à peine vingt ans et était visiblement énervé et perturbé. Devant son état limite, je l’ai accueilli avec respect, en manifestant de la considération pour sa personne et de l'intérêt pour qu'il s'apprêtait à me raconter. J’ai voulu accueillir ce qu’il avait à dire avec attention, en le considérant et en le prenant au sérieux. Exaspéré, il criait contre la prison, contre certaines membres du personnel, et il ne manquait pas d’insulter vulgairement certains surveillants et autres professionnels. Mais à aucun moment, il ne m’a manqué de respect. Et encore moins menacé. Finalement, comme je l’ai écouté et considéré, il s’est calmé et une discussion intéressante a pu avoir lieu. Je l’ai quitté quelques dizaines de minutes plus tard en très bon terme. En remontant au bureau, je fus surpris de voir une note le concernant, qui m’avait jusqu'alors complètement échappée. Il était mentionné que ce jeune est très dangereux et qu’il ne fallait organiser aucun rendez-vous avec lui, car il était en crise et avait montré des comportements agressifs envers des gardiens et autres professionnels. La consigne que je n’avais pas vue avant était en somme claire : éviter tout contact car la personne est trop dangereuse et ingérable ; elle va être placée de force dans une autre institution psychiatrique par la police. Je fus alors content d’être passé à côté de cette note ! Et cela m’a montré une fois de plus qu’une bonne approche permet de communiquer avec à peu près tout le monde, sur la base du respect, de la sincérité de l’écoute non-jugeante. 

J'ai malheureusement remarqué que pour nombre de collègues, les détenus représentaient une "espèce à part", desquels il ne faut pas trop s’approcher. Ainsi, ils  parlent inlassablement de distance professionnelle comme première règle à suivre. Mais cette distance empêche souvent d’établir une relation de confiance. 

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Dans la prison où j’ai travaillé en 2012, le succès de mes relations avec les détenus ont contrasté fortement avec mes problèmes vis-à-vis de mes collègues. Nouveau dans une équipe ancienne, je n’y ai jamais été accepté. Une collègue d’origine française me claquait la porte au nez. Très antipathique, elle ne répondait ni à mes salutations, ni à mes questions. Elle se targuait par ailleurs de bien connaître les Albanais, mais ignorait que la lettre J se prononce avec le son « ye », le prénom Jeton se disant par exemple « Yetone » et non pas « jeton » comme en français. Pour ma part, je ne prétendais pas connaître spécialement bien les Albanais et leur culture, mais j’arrivais quand même à prononcer leur nom correctement, contrairement à mes collègues. A l’adolescence, j’ai naturellement connu beaucoup de Kosovars et donc d’Albanais en raison du lieu où j’habitais et mes fréquentations. Et cette aisance culturelle ou plutôt cette familiarité avec des personnes d’origines différentes n’a souvent pas été au goût de mes collègues ou même supérieurs. Rapidement, on m’a posé des questions curieuses, qui avaient plutôt l’air de remarques :

  • « Toi, comment ça se fait que tu t’entends bien avec les Noirs et les Arabes ? »

Puis plus tard, peu avant ma démission :

  • « On dirait un détenu. On ne sait pas de quel côté tu es… » 

Des collègues ont déploré souvent ma « différence » qu’ils percevaient, et qui me rapprochaient selon eux de l’habitus des détenus. Sur un ton cordial voire faussement amical, une formatrice avait voulu m’expliquer les « problèmes » dans ma personnalité en quatre points :

  • Tu as un accent bizarre. Tu parles comme les jeunes de banlieue.
  • Tu marches de travers, comme les Black.
  • Quand tu me parles, tu t’approches trop de moi. Ici, on respecte une distance !
  • Tu regardes les gens dans les yeux ! Cela peut être agressif !

Le pire dans l’histoire, c’est qu’elle pensait m’aider en m’apprenant comment je devais me comporter en public. 

J’ai vécu cette expérience de travail comme un rejet pour mon identité et ma personnalité. Ces gens devaient peut-être s’imaginer que je me donnais un style, et encore. Pour moi, j’étais naturel et je ne connaissais aucune autre façon de m’exprimer ou de fonctionner. Pour eux, j’étais un Suisse originaire de cette région et je n’avais pas à me comporter comme cela. Mais moi, je savais d’où je venais, je connaissais mes origines, ma famille et surtout, mon parcours de vie. Je n’avais pas honte d’être qui je suis. J’avais passé une adolescence difficile, et les seuls amis que j’avais trouvé, c’était des "lascars", des mecs qui trainaient dans la rue. Cet environnement multiculturel m’avait élevé. Ensuite, j’avais vécu en banlieue parisienne durant plusieurs années, dans des quartiers dans lesquels des gens tels que mes collègues n’auraient jamais mis les pieds. 

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 Mais surtout, les remarques de nombre de mes collègues exprimaient du racisme, notamment contre les Arabes, contre les Noirs, les Albanais, et encore davantage contre les musulmans en général. Nombre de disfonctionnements éthiques, déontologiques et administratifs, indignes et accablants d’autant plus pour des professionnels, m’ont finalement poussé à démissionner, par conviction, puis à écrire un rapport contre les problèmes de cette prison en général et du service social en particulier. 

Avant de démissionner, la tension était très vive avec mes collègues, mais aussi mes supérieurs. Le Directeur et le responsable des ressources humaines m’avaient demandé d’aller interviewer un détenu prétendument irakien en arabe, dans le but de déterminer l’origine de son dialecte et de son accent et e le dénoncer. J’ai naturellement refusé cet ordre, en précisant que ceci n’était pas le travail d’un assistant social. Cette résistance a été mal prise, d’autant plus que ma proximité avait les détenus et que mon refus de certaines consignes inquiétaient. En fin de compte, le responsable des ressources humaines m’a convoqué dans son bureau. 

  • M. Brodard, il y a un problème avec vous actuellement. Vous êtes au courant, je présume ?
  • Oui, il y a des tensions au travail.
  • Vous comptez continuer après votre période d’essai ou démissionner ?
  • Je pense démissionner, mais pas à cause du travail. C’est plutôt à cause de problèmes avec le collègue et d’un rejet que j’intègre l’équipe, comme je vous en avais déjà parlé avant.
  • Oui, oui, il y a autre chose aussi. C’est aussi votre responsabilité. De toute façon, si vous ne démissionnez pas, on aurait quand même mis fin à votre contrat…

Bien sûr, les raisons claires de ces critiques ne m’ont jamais été données. Seulement des rumeurs prétendaient que j’aurais enfreint le règlement, ce qui n’a jamais été démontré. On a même insinué que je montais les détenus contre la prison, comme s’ils avaient eu besoin de moi pour en vouloir au système carcéral.

Pour ma part, la démission m’a laissé quelques semaines de délai pour terminer mon travail, cette fois-ci complètement indépendamment. Mes collègues et supérieurs ne m’adressaient plus la parole. Je venais au travail seul et allais directement au contact des personnes détenues. Je me fichais dès lors complètement du règlement interne (qui n'était d'ailleurs ni clair, ni mis par écrit). Je ne suivais que mes principes et mes valeurs. Mon but était d’aider les personnes détenues au mieux, dans la recherche de leur intérêt et dans le respect de mes normes personnelles. Conscients de mon comportement indépendant, certains m’ont alors demandé des services illégaux, notamment de leur ramener de la drogue en échange de grosses sommes d’argent. Ils se sont étonnés de mon refus, en cherchant à me convaincre et en disant que ce n’est pas risqué et que personne ne saurait. Je leur ai répondu que mon problème, ce n’était plus le respect du règlement mais mes propres valeurs, et que je n’irai jamais chercher de la drogue pour quelqu’un, ni en prison, ni à l’extérieur. 

Les derniers jours, j’ai informé les détenus de mon départ et essayé de dire au revoir à tous. Les réactions ont été très vives, et mon départ a été déploré. A 26 ans, rejeté par mes employeurs et par ce système, j’ai senti une grande injustice qui m’a alors éloigné de tout respect des règles, sauf des miennes. D’ailleurs, il n’y jamais eu de règlement clair pour les assistants sociaux dans cet établissement, ni même aucun cahier des charges ! Alors, je continuais à aider les détenus pour leurs papiers administratifs, mais je le faisais à ma manière. Je rentrais dans les cellules, et dans les ateliers de travail. J’allais même faire du sport à la salle en même temps que les détenus. Parfois, certains m’invitaient à boire un café ou à partager un repas dans leurs cellules, ce que j’acceptais toujours !  J’étais très présent dans les couloirs et dans les parties communes, notamment les lieux de travail. Les surveillants, soit ils m’appréciaient et saluaient ma conduite, soit ils me détestaient ! Ceux qui m’appréciaient disaient que mon approche aidait beaucoup les détenus car j’étais toujours présent et que je calmais beaucoup les conflits et les tensions. Ils étaient en même temps énervés contre mes collègues, qui servaient à rien selon eux car restaient calfeutrés dans leurs bureaux. Les autres gardiens, ceux qui me détestaient, jugeaient quant à eux que j’étais trop proches des détenus et qu’en somme, j’étais comme eux.

Peu avant mon départ, j’ai feuillé un dossier classé, dans lequel un détenu s’était entretenu avec le directeur. Ses propos étaient retranscrits, et il était écrit : « Merci à Monsieur Brodard qui m’a beaucoup aidé pour ma libération ». J’ai ainsi appris avec une grande joie qu’il a été relâché ! Ce jeune homme d'origine cap-verdienne m’avait quelques jours plus tôt appelé dans un couloir de la prison. Il avait entendu que je parle espagnol et m’avait alors demandé un entretien directement. Normalement, j’aurais dû refusé si je suivais le règlement, car ce détenu figurait déjà dans les dossiers suivis par un collègue. Mais il a un peu insisté, en disant que mon collègue ne le comprenait pas et ne faisait rien pour lui. Alors, naturellement, je l’ai accueilli dans un bureau et lui ai demandé de me raconter son histoire. Il ‘a dit qu’il était condamné à six mois de prison, mais qu’il était innocent et que personne ne le croyait, y compris mon collègue qui a rigolé quand il lui a dit cela ! J’ai écouté son histoire et je l’ai cru. J’ai immédiatement appelé le procureur, qui m’a promis de revoir le dossier rapidement en prenant au sérieux cette histoire. Trois jours plus tard, il est libéré, sans que je ne sois mis au courant. Cette histoire montre que le suivi des procédures n’est pas toujours ce qu’on doit faire. Pour ma part, je préfère mille fois contribuer à la libération d’un prisonnier incarcéré à tort et de perdre mon emploi, plutôt que de ne rien faire et être bien vu de mes supérieurs ! 

Très vite après ma démission, j’ai écrit un rapport d’une douzaine de pages en relevant tous les disfonctionnements observés et en appelant la direction à prendre des mesures pour améliorer le fonctionnement de la prison et du service social. J’ai également adressé ce rapport à l’autorité politique régionale en charge de l’établissement pénitentiaire. Je n’ai pas reçu de réponse, fait plutôt rare en Suisse. Six mois plus tard, je renvoie un courrier pour demander des nouvelles, et je reçois une réponse très froide, dans laquelle il est écrit qu’ils accordent toute leur confiance et satisfaction à l’établissement pénitentiaire et à sa direction. Des années plus tard, j’apprendrai que je me suis fait fiché comme suspect de "radicalisation" quelques mois après mon courrier par l’autorité sécuritaire du même canton. Coïncidence ou pas ? Je n’en sais rien et je laisse chacun se faire son opinion.   

Expériences aux USA auprès des communautés afro-américaines et musulmanes (2007-2011)

J’ai grandi dans une certaine proximité sentimentale avec ceux qu’on appelle les Afro-Américains. D’une part, la télévision a inconsciemment créé un rapprochement et une affinité. De nombreux films, séries et documentaires qui présentaient certaines figures de la communauté afro-américaine qui, peu à peu, ont dû s’immiscer dans mon univers culturel familier. D’autre part, le hip-hop est devenu depuis mon adolescence la voix qui porte les injustices, idéaux et états d’esprit que j’ai pu ressentir. Les milieux urbains afro-américains sont le terreau de ce mouvement et restent son lieu d’ancrage, ce qui a contribué à tisser des ponts entre mes affinités culturelles et la communauté afro-américaine.

Animé d’une forte curiosité doublée d’un besoin de découvrir et de comprendre, j’ai voulu voir de mes propres yeux les quartiers populaires habités par les communautés afro-américains, qui motivèrent mon premier voyage aux Etats-Unis. À ce moment-là, l’appréhension était forte. Je pensais comme beaucoup que les Blancs étaient mal vus et mal venus dans ces quartiers, et je craignais violence et animosité lors de mes visites.

Comme à chacun de mes voyages, je vais instinctivement chercher à me confondre à la population, à m’immerger dans les quartiers et à me fondre dans le décor. Cette démarche est d’autant plus facile et naturelle pour moi qu’elle n’est pas préméditée mais spontanée. Donc j’arrive en avril 2007 à New-York. Ce premier court voyage aux États-Unis va me conduire notamment à Harlem, à Queensbridge et dans certains quartiers de Brooklyn. Je découvre alors des quartiers populaires où sont concentrées des communautés afro-américaines, malgré une gentrification et une diversification des couches sociales et ethniques déjà en cours. Je rencontre surtout des Afro-Américains pour la première fois de ma vie, qui me font part d’expériences de vie intéressantes. Le racisme que je craignais est beaucoup plus rare et nuancé que je ne l’attendais.

En 2009, 2010 et 2011, je vais retourner aux Etats-Unis dans différentes villes et fréquenter plus intensément divers quartiers pauvres et différentes communautés afro-américaines, entre autres dans le cadre de l’étude des communautés musulmanes aux Etats-Unis. J’en garde de grands souvenirs et une proximité avec les quartiers visités et leur population, doublée d’une certaine familiarité. Voici quelques-unes de ces expériences.

J’ai passé quelques semaines dans le quartier de Bedford-Stuyvesant à Brooklyn. Ce quartier a été considéré comme un ghetto afro-américain, marqué par la pauvreté, le trafic de drogues et la criminalité. Ces dernières années, le quartier s’est néanmoins peu à peu transformé en accueillant diverses communautés. Même s’il comporte toujours une forte majorité afro-américaine, il n’est plus autant ségrégé qu’autrefois et subit même une vague de gentrification. On peut apercevoir quelques Blancs, qui plus est de classes sociales moyennes, ce qui était impensable il y a quelques temps. Aux abords de la mosquée Taqwa, la plus grande du quartier, de nombreux immigrés de pays arabes ou africains tiennent divers commerces. À la mosquée et à ses abords, je parviens à rencontrer des Afro-Américains du quartier, jeunes et moins jeunes. Avec certains, une relation amicale de confiance s’installe. Je fis ainsi la connaissance de Abdu-Salam en 2009, qui vient de sortir de prison. Il me dit avoir été arrêté lors du meurtre par balles d’un client dans le magasin où il se trouvait à ce moment-là. Innocent, il va passer quelques années en prison ce qui l’affectera profondément. À sa sortie, il retourne à Brooklyn pour vivre avec de la famille et fréquente quotidiennement la mosquée. Je rentre aussi Daoud et son ami, cinquantenaires, ex-membres de gang. Dans leur adolescence, ils vivaient dans le même quartier alors beaucoup plus dangereux et franchement ségrégé, habitués aux fusillades, comme le témoignent toujours les cicatrices par balles sur certaines parties de leurs corps. Lors de notre rencontre, Daoud est sans-abri. À l’âge de 50 ans, il passe ses nuits dans le métro comme beaucoup d’autres. Il fréquente la mosquée pour prier et en profite pour y faire ses siestes l’après-midi. Il dit que son frère a une maison en Californie et qu’il vit aisément avec sa famille, mais il refuse de le rejoindre par fierté ou gêne. Son ami vit encore dans le quartier avec de la famille. Il vient à la mosquée pour les prières et aussi pour faire sa musculation dans un coin de la mosquée aménagé à cet effet.

Un jour, je marche dans un quartier pauvre de Jersey City, dans la périphérie de New-York. Ici, la gentrification n’a jamais eu lieu, la misère et la criminalité sont toujours là. Cette partie de la ville est grise, triste, ghettoïsée et ségrégée. Je ne croise que des Afro-Américains durant une vingtaine de minutes de marche. De nombreuses vieilles maisons sont abandonnées, les portes et les fenêtres condamnées. Ce jour-là, c’est mon chapeau (appelé koufi, chichia ou encore calotte) attire l’attention d’un homme au loin, qui m’identifie en tant que musulman. Il me fait un signe en me criant quelque chose, ce qui m’inquiète d’abord vu la stature du type et le climat d’insécurité environnant. Lorsque l’on s’approche, il me lance un « salam aleykoum » avec un grand sourire et me demande d’où je viens. On commence à discuter et en quelques secondes, je ressens une grande sympathie et proximité entre nous. Il m’apprend qu’il s’appelle Omar, prénom donné par son père qui était affilié à la « Nation of Islam ». Malgré ce nom, il n’a eu aucun contact avec l’islam et aucune connaissance sur cette religion, si ce n’est la revendication d’appartenance à l’islam à la mode dans certains milieux afro-américains sous l’héritage de la « Nation of Islam » et de son message plus politique que religieux. Incarcéré pour plusieurs années suite à des activités criminelles, il embrasse l’islam officiellement et profite de sa peine de prison pour étudier le Coran. Ceci change sa vie et le coupe de la criminalité, en lui donnant une hygiène de vie et une spiritualité tournée vers Dieu. Son souci est alors de se conformer à l’islam et de cheminer dans cette voie. À la trentaine, il est libre et vient de se marier. Il rêve de s’installer en Egypte. Lors de notre discussion, Omar me dit ne pas savoir comment utiliser un ordinateur, donc de ne pas pouvoir communiquer par e-mail. Il n’a même pas de téléphone en ce moment. Cela reste fréquent dans ces quartiers, où la ségrégation et la pauvreté convergent avec des lacunes en matière d’éducations et d’accès aux moyens de communication, ce qui peut sembler très paradoxal pour une ville américaine.

Philadelphie n’est pas New-York et ici, la misère et l’insécurité sont plus frappantes. La ville est ghettoïsée et populaire, tant au Nord qu’à l’Ouest ou à l’Est. Les quartiers populaires concentrent une très forte proportion afro-américaine, et je n’ai pas croisé de Blancs dont nombre de quartiers visités. Dans les différentes « inner cities » américaines que j’ai pu fréquenter, ce constat se répète et perpétue une image de ségrégation entre couleurs, qui opposent principalement les communautés afro-américaines défavorisées au reste de la population. Le plus étonnant est l’absence de Blancs dans de très nombreuses zones, couramment appelées « ghettos », qui conforte cette notion de ségrégation et d’évitement entre les ethnies et couches sociales. Cette réalité m’interpelle en raison de la couleur de ma peau et de mon origine européenne, qui ne m’ont pas empêchés de séjourner ces quartiers et de m’intégrer aux populations locales sans aucun souci particulier ni aucun racisme ressenti. Cependant, cette ségrégation spatiale et socioculturelle a questionné ma propre identité et m’a interrogé sur la façon dont les autres me considéraient. En effet, être blanc dans ce qu’on appelle un « ghetto noir » peut paraître surprenant aux yeux de certains, et déplaire à beaucoup. Selon moi, si on s’oppose à la ségrégation et à toute forme de racisme, ce sentiment doit s’effacer. L’important est d’aller à la rencontre de l’autre, l’autre qui est bien souvent le reflet de soi-même. M’opposant à toute logique ségrégative, j’ai voulu aller partout où j’avais quelque chose à faire. J’ai pu ainsi rencontrer des gens très intéressants, ressentir de l’humanité et de l’amour.

À New-York, j’ai eu plusieurs occasions de me rendre dans des «housing projects », l’équivalent américain des cités HLM. Ces « projects » sont très répandus dans certaines villes, et symbolisent le ghetto de l’ « inner city », en concentrant les populations socialement et économiquement défavorisées. Connus du grand public pour les problèmes de drogues et de criminalité, ces quartiers new-yorkais sont en fait des grands ensembles de logements sociaux, semblables à ce qu’on peut voir en France et en Angleterre. Mais aux Etats-Unis, ces quartiers sont beaucoup plus homogènes ethniquement que ceux d’Europe, en concentrant principalement des populations afro-américaines et hispaniques selon leur localisation. J’ai séjourné brièvement dans une de ces cités à Harlem chez une famille d’immigrés maliens. Le quartier ressemble à une enclave, confinée dans un rectangle délimité par les grandes rues environnantes. Devant le hall d’entrée de l’immeuble imposant, une dizaine de jeunes Afro-Américains occupent l’espace. A l’intérieur, les couloirs sont imposants et larges, emplis de saletés. Dans l’ascenseur et les cages d’escalier, une odeur d’urine forte se fait sentir. L’état du bloc est lugubre et l’ambiance inquiétante. Le quartier est imposant et impersonnel. L’ambiance et le décor sont bien plus inquiétants et ternes que ceux des pires cités HLM françaises que j’ai pu fréquenter. Dans l’ascenseur, je croise un jeune avec qui la discussion s’enclenche automatiquement. Plus tard, dans le Bronx, j’ai fréquenté d’autres quartiers un peu différents. Partout, les endroits visités donnent l’impression d’une ségrégation sociale et d’un univers ghettoïsé, rude et impersonnel. Partout, la population afro-américaine est omniprésente et les autres ethnies sont rares. Des échanges rapides s’établissent facilement, les jeunes de ces quartiers m’adressant parfois la parole au gré des rencontres dans les cages d’escalier, bus ou alentours. On m’appelle fréquemment « my brother », surtout lorsque mon apparence trahit mon appartenance à l’islam.

Je garderai le souvenir de cette ségrégation et pauvreté, de cette séparation toujours évidente entre les communautés afro-américaines défavorisées les classes moyennes et huppées des quartiers voisins. Je garderai aussi le souvenir d’une ambiance de ghetto, toujours plus prenante là-bas que dans les autres pays occidentaux que j’ai pu voir, et surtout des nombreux contacts spontanés que j’ai pu avoir, de la chaleur humaine de certains et de l’amitié d’autres, avec qui je n’ai malheureusement plus de contacts.

Baptiste BRODARD

Docteur en études religieuses - Sociologue - Auteur et conférencier

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